Madame M
mercredi 17 novembre 2021, 21:58 Grisaille Lien permanent
J'ai appris il y a quelques jours le décès de Madame M. C'était mon instit' en primaire. Du CE2 au CM2, plus exactement. Ma famille vivait dans un village en Isère pendant mon enfance, et dans la petite école du coin, il y avait deux classes, l'une à deux niveaux, l'autre à trois. Elle avait les "grands". Et elle était très importante pour moi, à l'époque, et ensuite.
Elle a été ma première "rencontre avec un·e enseignant·e". On lit parfois des témoignages de gens dont la vie d'élève ou d'étudiant·e a été changée par la rencontre avec un·e prof, un jour. C'est souvent un peu.. too much, dans le ton. Mais oui, quelque chose dans ce goût là. Une vraie bonne enseignante. Bienveillante. Exigeante. Protectrice un peu, avec la gamine douée à l'école, mais qui comprenait rien aux gens. Mais pas trop non plus, je crois. Juste ce qu'il fallait.
Une première figure de ce que c'était que de bien être prof (en tout cas la première à l'extérieur de ma famille).
On a déménagé juste avant mon entrée au collège. Je l'ai revue une ou deux fois par la suite, quand je revenais voir des copines au village. Mais surtout, on a correspondu, pendant des années. Elle écrivait, à cette gamine qui avait peine 10 ans au départ, des longues lettres, avec son écriture élégante d'instit, sur du beau papier. La première correspondance d'adulte ("avec une adulte" serait sans doute plus juste) que j'ai eue.
Et puis la relation s'est un peu étiolée, pendant mon adolescence.
Je lui ai réécrit, bien plus tard. Quand j'étais en prépa, je crois, ou peut-être même plus tard. En demandant si je pouvais la voir. Elle m'a répondu.
Et je n'ai pas compris la réponse. J'ai lu la lettre, et cru comprendre qu'elle ne voulait pas me voir, parce qu'elle voulait que je garde le souvenir que j'avais d'elle, et pas celui d'une vieille dame. Je ne sais même plus si j'ai répondu après cette dernière lettre.
Mais j'ai pensé souvent à elle. Au moment des grandes étapes. Ma soutenance de thèse. Ma prise de poste. Mes enfants.
Je suis retombée sur sa dernière lettre, il y a quelques mois. Et j'ai réalisé que j'avais mal compris. Qu'elle avait peur effectivement de mon regard sur elle âgée, mais que dans sa lettre, elle me disait qu'elle aurait bien voulu me revoir. Je me suis sentie très très bête. Et très mal. J'ai essayé de voir si elle habitait toujours au même endroit, mais apparemment non. Et puis dans le maelström de la vie, j'ai lâché l'affaire.
Et elle est morte, samedi dernier.
Je crois l'avoir beaucoup remerciée, quand j'étais enfant. Avec des mots d'enfant. Mais je regrette de ne pas lui avoir dit, en tant qu'adulte, avec mes mots d'adulte, à quel point elle a été une figure importante pour moi. Une personne importante.
C'est ni plus ni moins vrai maintenant qu'il y a une semaine, évidemment. Mais le putain de sentiment de gâchis.. (Classique, hein. J'ai pas la prétention d'être originale, sur ce coup là.).
Et le deuil, plus de 25 ans après l'avoir vue pour la dernière fois.
Pendant que je sanglotais au téléphone lundi, ma mère m'a dit que d'être devenue la prof que je suis, de la façon dont je le suis, c'était aussi une façon de dire au monde que cette dame là avait été importante pour moi. Ça n'a pas vraiment calmé la crise de larmes, sur le coup.
Mais peut-être que c'est vrai. Ptet qu'à défaut de le lui avoir dit, c'est ça, la chose à faire avec mon souvenir de madame M. Faire de mon mieux pour être, pour d'autres, ce qu'elle a été pour moi.
J'te raconte pas la pression.
Commentaires
Il y a bien des années, je suis parti sac au dos faire le tour de l'Amérique Latine. Travelers, billet dans le sky train à Heathrow, gamelles en fer blanc, j'étais fin prêt. Sauf que.... je n'avais pas de ticket pour le bus près de chez moi, direction la gare. Risque : rater le train, et donc ferry et avion. Le conducteur m'a demandé de redescendre, pas de ticket vendu à bord. Un type s'est levé, m'a tendu un ticket de bus, et m'a souhaité un bon voyage. Tout à ma panique, et bien timide à l'époque, j'ai à peine grommelé un merci.
Monsieur, aujourd'hui encore, je pense à vous. Je ne vous reconnaitrais pas, mais ce sourire lumineux que vous aviez, je l'ai rangé illico dans mon petit sac de lumière, en contrepoids à mon noir petit sac de remords, alourdi lui aussi. Il est avec moi aux mauvais moments.
Nous nous heurtons les uns aux autres, dans l'obscurité, et parfois quelqu'un a le courage de faire craquer une allumette. Il faut se fixer des buts raisonnables : le clair-obscur en est un, je crois.
J'ai souvent songé à l'auvergnat de Brassens, bien sûr. Et il y aussi quelques paroles qu'une amie chère m'a fait découvrir récemment : "Trop peu de pommes au pommier, souffle en tempête le vent froid, la chaleur de votre amitié m'a bien souvent rendue au monde".
Une fois on a été invités à un mariage, on n'a pas pigé qu'on l'était (si ça peut te consoler), on a cru qu'on était simplement informés.
Mon instit fondatrice était devenue partenaire de tennis de ma mère, alors j'ai eu cette chance de la revoir.
Elle a vieilli formidable. Et je me dis à te dire que je ferais bien de lui envoyer un mot, tiens.
J'adore ta phrase de conclusion.