mercredi 25 septembre 2024

Un regard

Je l'ai vue arriver de loin. Une toute petite bonne femme dont les jambes ont appris à marcher il y a peu. Les pieds levés un peu trop haut, reposés un peu de traviole. Elle mangeait consciencieusement un bout de fromage, une main dans la main de sa maman, qui fixait son téléphone en marchant.

Je souriais déjà en arrivant près d'elles. La petite a accroché mon regard, de ses grands yeux noirs aux grands cils noirs. On a continué à se regarder en se croisant. Et sa petite bouche s'est élargie en un grand sourire très doux. Le genre qu'on voit sur les petits lapins choupis dans les dessins animés, tu vois? On a continué toutes les deux à se regarder, chacune tordue vers l'arrière. La main qui tenait le fromage s'est levée pour me faire un coucou. La mienne aussi, en miroir. Et puis on s'est lâchées des yeux.

Mon sourire, lui, m'est resté vissé aux lèvres encore quelques minutes. Dans ma tête, du Brassens. "Et je l'ai vue, toute petite, partir gaiement vers mon oubli".

dimanche 16 juin 2024

À propos d'Angkel Jimmy

J'ai appris aujourd'hui le décès de Jimmy Brown Moerös Lumgep. Pour moi, il était Angkel Jimmy, "Oncle Jimmy".

Il avait un peu moins de 60 ans, je pense. J'ai habité chez lui, avec sa famille, à Show Graon, plusieurs fois quelques jours, en 2013, 2015, et à nouveau l'été dernier. Sur ce dernier terrain, il m'a récupérée deux fois parce que mes avions ont été annulés. Il m'a emmenée dans le bush pour voir sa femme et sa belle-fille, et c'était trop chouette.
C'était un filou, Angkel Jimmy. Un peu un loser magnifique, aussi. Beaucoup de bagout, assez grande gueule, pas toujours beaucoup de succès. Dur au travail, quand même, mais cramant un peu la vie par les deux bouts les soirs et les week-ends. Un buveur de kava comme j'en ai rarement vu. J'aimais bien boire un ou deux shells avec lui, mais évidemment, je ne pouvais jamais suivre la cadence..

Jimmy Brown (photo de Salyn Brown), juin 2024

Il écoutait beaucoup les gens, et il transmettait ce qu'il avait entendu. Il racontait des histoires, tout le temps. Il composait des chansons. Je regrette de ne pas l'avoir enregistré davantage en train de les chanter. J'ai réalisé en 2013 ou 2015 qu'il était l'auteur d'une chanson que j'avais apprise à Maewo en 2007, bien avant de le rencontrer. Oui, parce qu'Angkel Jimmy, c'était un gars de Mere Lava, mais élevé à Maewo. Je pouvais switcher entre les deux langues avec lui, et il était un très bon informateur, dans les deux cas.
Il avait eu deux enfants, je crois, avec une femme de Maewo, mais quand vers trente ans, il est "retourné" à Mere Lava (les communautés issues de Mere Lava gardent un lien fort avec cette petite île, et même si les gens n'y sont pas nés et n'y ont jamais vécu, ils la considèrent comme leur "home peles", bien souvent), il est tombé amoureux d'une jeune femme de 10 ans plus jeune que lui, Baith. Il a tout plaqué pour l'épouser. Ça a dû faire toute une histoire, j'imagine, parce que lui, je l'appelle "oncle", mais elle, je l'appelle "tawi" (cousine croisée), ce qui signifie qu'ils n'ont pas respecté les règles de la parenté. Du coup, c'est rigolo pour moi, parce que leurs enfants ne savent jamais si ils doivent m'appeler "tante" ou "cousine".
Baith, je l'aime beaucoup, aussi. Elle fait partie d'une famille de Mere Lava avec qui j'ai des liens affectifs forts. Sa sœur est la première à m'avoir hébergée là-bas, son petit frère est un de mes informateurs et amis.

Baith et Jimmy ont eu 6 enfants, tous très chouettes. Iels étaient petit·e·s quand je les ai rencontré·e·s, j'ai enregistré plusieurs d'entre elleux à Mere Lava et à Santo, en 2013 et 2015. C'était beau, de les retrouver l'été dernier, de voir comment iels étaient devenus ados et adultes, de rencontrer les enfants des deux plus grandes. De découvrir quelles chouettes personnes iels sont tou·te·s devenus. De rencontrer la petite dernière, que je n'avais vue qu'en photo.

C'est une famille importante pour moi. Je pense fort à eux, ce soir, avec tristesse, et un peu d'inquiétude.

Qong wia, Mou. Wiwia rangai miniko be nonga tuaniana. Nau ni ting tamtamlunga lai giniko.


Edit: J'ai essayé de chanter une des chansons écrites par Angkel Jimmy. J'en ai une version chantée par sa belle-mère, mais je n'ai pas l'autorisation de la diffuser, et ça m'embête. Je ne suis pas très très satisfaite de ma prononciation, ni de la qualité du son, mais: on entend quand même que la mélodie est jolie..

dimanche 29 janvier 2023

À tous vents

On me dit parfois que je suis opaque, difficile à lire. J'ai pourtant, moi, l'impression d'être ouverte à tous vents. Mes émotions qui suintent ou débordent. Ma porosité à celle des autres aussi, ou leurs idées. Il m'est souvent difficile de savoir où je commence, où je m'arrête, si ce que je pense est à moi ou non. Difficile de me confronter à l'opinion de quelqu'un d'autre sans que la mienne s'effrite. De privilégier mes besoins, parce que tu sais, mais, ceux des autres, là.

L'histoire de l'opacité, cependant, ne sort pas de nulle part. J'ai aussi beaucoup protégé ce qui pouvait, ce qui devait l'être. Mes mouvements de dépression, notamment, et mes mouvements d'avidité. La colère, aussi, jusqu'à il y a peu. Pour résumer, les choses trop honteuses et trop précieuses et trop sales et trop essentielles et trop dangereuses et trop fragiles pour être confiées à n'importe qui.

J'oscille depuis toujours entre la tentation de la fusion et celle de l'autarcie. Et je sais, depuis longtemps, qu'il ne m'est pas simple d'entretenir des relations amicales ou amoureuses équilibrées et approfondies, parce qu'aucune de ces deux positions ne le permet. Je me raconte assez facilement, pourtant. Beaucoup d'histoires, de faits, de récits. Mais avec beaucoup de gens, j'ai l'impression de retenir un truc indéfinissable, qui serait "moi", plus que la collection de récits qui me décrivent... Pour faire diversion, ou pour disparaître partiellement, ou parce que ça me donne l'illusion d'être essentielle pour l'autre, j'ouvre en grand. Les oreilles, le cerveau, l'empathie. J'abolis mon enveloppe déjà trop perméable, avec une espèce de jeu de miroirs, qui invite à se déverser en moi, tout en refusant ce "vrai moi" à la personne en face de moi.

Et parfois, elle a effectivement ce besoin-là. Et me remplit d'elle-même. De son mal-être, en général, faut pas se leurrer. Pour moi, ça fait un truc pulsionnel; excitant, très addictif, aussi. Disparaître, ensevelie sous l'autre, son psychisme. Et en même temps, je peux être un peu brutale, dans ce moment de fusion. Rentrer dans la personne en face.
Je finis de temps en temps par mal supporter cette asymétrie, d'ailleurs, et par me sentir amère de ne pas être écoutée, qu'on ne soit pas là pour moi. De ne pas avoir de réceptacle dans lequel verser mes propres trop-pleins. Mais je sais que ce n'est pas facile, de m'entendre, une fois que cette configuration s'est installée. Et c'est compliqué d'en sortir, autrement que par une rupture ou un abandon.
C'est encore plus compliqué (et rare dans mon histoire, heureusement), quand je me perds dans mon propre labyrinthe et m'immerge complètement dans le fusionnel, sans plus rien protéger, ni maîtriser.

Par chance, souvent, la personne en face est autant sur ses gardes que moi. On reste alors en surface, et c'est plus confortable, d'une certaine façon. Plus facile, plus léger. J'ai eu des périodes où je n'avais que des relations de copinage de ce type. Mais si je me heurte à une crise, je suis seule.

Quelquefois, aussi, l'autre est un peu plus fin·e que moi, ou un peu plus solide, ou un peu plus serein·e. Refuse de s'engouffrer dans les ouvertures béantes et invitantes, et attend patiemment que s'ouvrent les petites fenêtres plus discrètes. Ce qu'il y a derrière est peut-être moins séduisant, mais moins fou, moins violent, et plus vrai. Ou plus "moi", disons. Avec mes besoins réels, mes frontières, que ce type de relations fait réapparaître.
Des gens qui me consolident, en somme. Qui rendent plus claires les limites entre dedans et dehors. Qui m'autorisent à les rencontrer autrement que sur le mode du déferlement.

C'est pas très juste d'exiger ça, mais: gens solides qui ne perdez pas des bouts de vous-mêmes à chaque mouvement, étayez-nous.

jeudi 5 mai 2022

Bercail

Quatre jours chez mes parents, sans Nawimba ni les enfants.


Trajet tranquille. Une chanson dans la tête, tant d'années plus tard.

Retrouvailles.

L'odeur de la lessive de ma mère. La saveur des choses pas goûtées depuis longtemps.

Nuits hachées. Tirer sur la corde. Tirer, tirer, tirer.

Des fleurs, la végétation. Folle puis moins folle. L'explosion, les couleurs. L'odeur de menthe sur mes doigts.

Des nouvelles des oiseaux du coin et des souvenirs des amis lointains.

La création débridée des deux dernières années. Du beau. Du caché. Des boites dans des boites, des plis dans des plis. L'os dans l'ocre, l'or dans l'encre.

Beaucoup de mots.

Lui. Lui. Elle. Eux. Lui et sa toute petite aussi.

La lumière dans les peupliers. Le bruit de la chute d'eau.

Lâcher prise. Soupirer. Rire.

Épuisée. Et plus sereine que je ne l'ai été depuis des semaines, après ce retour au bercail.

mercredi 17 novembre 2021

Madame M

J'ai appris il y a quelques jours le décès de Madame M. C'était mon instit' en primaire. Du CE2 au CM2, plus exactement. Ma famille vivait dans un village en Isère pendant mon enfance, et dans la petite école du coin, il y avait deux classes, l'une à deux niveaux, l'autre à trois. Elle avait les "grands". Et elle était très importante pour moi, à l'époque, et ensuite.

Elle a été ma première "rencontre avec un·e enseignant·e". On lit parfois des témoignages de gens dont la vie d'élève ou d'étudiant·e a été changée par la rencontre avec un·e prof, un jour. C'est souvent un peu.. too much, dans le ton. Mais oui, quelque chose dans ce goût là. Une vraie bonne enseignante. Bienveillante. Exigeante. Protectrice un peu, avec la gamine douée à l'école, mais qui comprenait rien aux gens. Mais pas trop non plus, je crois. Juste ce qu'il fallait.

Une première figure de ce que c'était que de bien être prof (en tout cas la première à l'extérieur de ma famille).

On a déménagé juste avant mon entrée au collège. Je l'ai revue une ou deux fois par la suite, quand je revenais voir des copines au village. Mais surtout, on a correspondu, pendant des années. Elle écrivait, à cette gamine qui avait peine 10 ans au départ, des longues lettres, avec son écriture élégante d'instit, sur du beau papier. La première correspondance d'adulte ("avec une adulte" serait sans doute plus juste) que j'ai eue.

Et puis la relation s'est un peu étiolée, pendant mon adolescence.

Je lui ai réécrit, bien plus tard. Quand j'étais en prépa, je crois, ou peut-être même plus tard. En demandant si je pouvais la voir. Elle m'a répondu.

Et je n'ai pas compris la réponse. J'ai lu la lettre, et cru comprendre qu'elle ne voulait pas me voir, parce qu'elle voulait que je garde le souvenir que j'avais d'elle, et pas celui d'une vieille dame. Je ne sais même plus si j'ai répondu après cette dernière lettre.

Mais j'ai pensé souvent à elle. Au moment des grandes étapes. Ma soutenance de thèse. Ma prise de poste. Mes enfants.

Je suis retombée sur sa dernière lettre, il y a quelques mois. Et j'ai réalisé que j'avais mal compris. Qu'elle avait peur effectivement de mon regard sur elle âgée, mais que dans sa lettre, elle me disait qu'elle aurait bien voulu me revoir. Je me suis sentie très très bête. Et très mal. J'ai essayé de voir si elle habitait toujours au même endroit, mais apparemment non. Et puis dans le maelström de la vie, j'ai lâché l'affaire.

Et elle est morte, samedi dernier.

Je crois l'avoir beaucoup remerciée, quand j'étais enfant. Avec des mots d'enfant. Mais je regrette de ne pas lui avoir dit, en tant qu'adulte, avec mes mots d'adulte, à quel point elle a été une figure importante pour moi. Une personne importante.

C'est ni plus ni moins vrai maintenant qu'il y a une semaine, évidemment. Mais le putain de sentiment de gâchis.. (Classique, hein. J'ai pas la prétention d'être originale, sur ce coup là.).

Et le deuil, plus de 25 ans après l'avoir vue pour la dernière fois.

Pendant que je sanglotais au téléphone lundi, ma mère m'a dit que d'être devenue la prof que je suis, de la façon dont je le suis, c'était aussi une façon de dire au monde que cette dame là avait été importante pour moi. Ça n'a pas vraiment calmé la crise de larmes, sur le coup.

Mais peut-être que c'est vrai. Ptet qu'à défaut de le lui avoir dit, c'est ça, la chose à faire avec mon souvenir de madame M. Faire de mon mieux pour être, pour d'autres, ce qu'elle a été pour moi.

J'te raconte pas la pression.

dimanche 24 octobre 2021

Les gens

Dans le corpus d'idées moches ou pas fun, et en tout cas fausses, que je me suis longtemps trimballées à propos de moi-même, il y avait notamment "j'aime pas les gens".

Je disais il y a quelques jours à l'un d'entre vous que, la plupart de mes relations amicales étant entretenues par le biais d'internet, je n'avais pas tant souffert que ça, socialement, des deux dernières années. Certaines de mes connaissances ont failli crever de solitude, je le sais. Et ce n'était pas mon cas.

Cela dit, je dois bien reconnaître ces derniers temps, à plein d'indices, et notamment à mon avidité à l'idée de rencontrer IRL des gens connus sur les réseaux sociaux, que ça m'a manqué.

Les gens.