12 janvier- Aujourd'hui Description du comportement des humains

Petits rituels de la grosse réunion mensuelle.

La cérémonie a lieu tôt le matin, dans le grand temple vitré du quatrième étage.
Les officiants et le public arrivent tôt pour être certain·e·s d'avoir une place à la grande table de réunion. Les retardataires seront relégué·e·s à la marge de l'espace cérémoniel, sur une chaise dans un coin, sans possibilité de poser leurs ordinateurs, dans le passage des officiants se rendant aux toilettes ou allant se chercher un café.
Iels saluent celles et ceux qui les ont devancés. Un mot, un signe de tête, un sourire, ou un coucou de la main, en fonction du prestige de la personne saluée. Puis iels se précipitent sur les breuvages sacrés.
Iels cherchent ensuite une place. Toujours dans la même zone. Le centre de la table pour les grand·e·s prêtre·sse·s et les grands initié·e·s. Les castes hautes, les nanti·e·s, vers le "haut-bout" de la table, proche de l'écran, dans la direction vers laquelle les regards sont fatidiquement tournés. Les iconoclastes, les pas-convaincu·e·s, les laissé·e·s pour compte, et les timides, à l'opposé, au "bas-bout", là où iels peuvent chuchoter ensemble, comploter ensemble, s'indigner ensemble. Autre avantage: les breuvages sacrés sont de ce côté.
Toujours dans la même zone, ok, mais le choix du placement *à l'intérieur* de la zone est stratégique et fait l'objet de muets arbitrages et démonstrations de forces. Personne ne veut avoir le coin de la table. Personne ne veut avoir le soleil dans les yeux en s'asseyant face aux grandes baies vitrées (sauf en hiver). Tout le monde veut se trouver à proximité de la prise. Personne n'aime trop être à côté de Machin·e qui passe son temps à marmonner des trucs à voix trop haute, c'est gênant. Tout le monde ignore les représentants de la caste étudiante, sauf la transfuge de classe, brillante oratrice qui force le respect, et qui les représente dans toutes les cérémonies possibles et inimaginables. Elle, c'est pas pareil, elle est admise dans le sérail. Chacun cherche ses cop·a·in·es. La cérémonie dure 4 ou 5 heures, et se faire chier avec un·e pote, c'est mieux, quand même.

La cérémonie commence en général bien à l'heure. Le déroulement en est bien sûr très fixe, les officiant·e·s savent dans quel ordre iels seront appelé·e·s. Iels se verront alors remettre la souris sacrée ("Comment ça marche? Ah oui"), qui permet de faire défiler le très saint Point-Pouvoir. Les interventions sont ponctuées de réponses ritualisées de la salle: "C'est possible de mettre en plein écran? On voit rien!", "Y a une erreur sur la date, non?", "Pardon, mais à quoi correspond la troisième colonne à partir de la droite?"
Lorsqu'un dérèglement quelconque vient perturber la routine du rituel ( "Trucmuche ne peut pas venir parler à son tour, iel est pris dans une autre cérémonie, iel arrivera dès que possible") et qu'il faut intervertir deux points du sacro-saint OrdreDuJour, l'assemblée bruisse, mécontente (chuchotis, "On en est ou?" "C'est qui, qui parle, là, du coup? j'entends rien!").
Chaque officiant commence cérémonieusement son discours par une formule rituelle "Je te remercie Bidule·tte. Je serai bref, car aucun·e d'entre nous n'a envie que cette réunion s'éternise plus qu'elle ne le doit", avant de se lancer dans une homélie de 45 minutes, en détaillant par le menu des chiffres cabalistiques, des modifications de virgules dans des textes réglementaires, ou des Grands-Projets-Faramineux-Contribuant-Au-Rayonnement-De-l'Etablissement.
À intervalles réguliers, le "bas-bout" érupte (sous l'effet de la caféine ingurgitée pour passer le temps, sans doute), décontenançant l'orateur·rice, et les occupants du "haut-bout" arbitrent, paré de leurs oripeaux de personnages neutres, objectifs, bienveillants et rationnels. Le bas de la salle finit par admettre que, oui bon, ok d'accord, mais quand même (ronchonnement de plus belle, café).

Le début du discours de la dernière officiante marque de facto, le début de fin de la cérémonie. Elle a le privilège de parler systématiquement sur un brouhaha de fond, ce qu'elle pourrait considérer à juste titre comme une marque d'irrespect, mais qu'elle endure en général avec beaucoup de courage et de bienveillance, car elle connaît la nature humaine, et qu'elle sait qu'à cette heure là, le peuple a eu sa dose.

À la fin de la cérémonie, la sortie du temple vitré s'effectue un peu en désordre, certain·e·s pressé·e·s de retourner à leurs travaux ou d'aller pisser (c'est long, on vous a dit), d'autres s'attardant, n'arrivant plus à se quitter, après ce moment de communion intense.
C'est beau.

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