dimanche 16 juin 2024

À propos d'Angkel Jimmy

J'ai appris aujourd'hui le décès de Jimmy Brown Moerös Lumgep. Pour moi, il était Angkel Jimmy, "Oncle Jimmy".

Il avait un peu moins de 60 ans, je pense. J'ai habité chez lui, avec sa famille, à Show Graon, plusieurs fois quelques jours, en 2013, 2015, et à nouveau l'été dernier. Sur ce dernier terrain, il m'a récupérée deux fois parce que mes avions ont été annulés. Il m'a emmenée dans le bush pour voir sa femme et sa belle-fille, et c'était trop chouette.
C'était un filou, Angkel Jimmy. Un peu un loser magnifique, aussi. Beaucoup de bagout, assez grande gueule, pas toujours beaucoup de succès. Dur au travail, quand même, mais cramant un peu la vie par les deux bouts les soirs et les week-ends. Un buveur de kava comme j'en ai rarement vu. J'aimais bien boire un ou deux shells avec lui, mais évidemment, je ne pouvais jamais suivre la cadence..

Jimmy Brown (photo de Salyn Brown), juin 2024

Il écoutait beaucoup les gens, et il transmettait ce qu'il avait entendu. Il racontait des histoires, tout le temps. Il composait des chansons. Je regrette de ne pas l'avoir enregistré davantage en train de les chanter. J'ai réalisé en 2013 ou 2015 qu'il était l'auteur d'une chanson que j'avais apprise à Maewo en 2007, bien avant de le rencontrer. Oui, parce qu'Angkel Jimmy, c'était un gars de Mere Lava, mais élevé à Maewo. Je pouvais switcher entre les deux langues avec lui, et il était un très bon informateur, dans les deux cas.
Il avait eu deux enfants, je crois, avec une femme de Maewo, mais quand vers trente ans, il est "retourné" à Mere Lava (les communautés issues de Mere Lava gardent un lien fort avec cette petite île, et même si les gens n'y sont pas nés et n'y ont jamais vécu, ils la considèrent comme leur "home peles", bien souvent), il est tombé amoureux d'une jeune femme de 10 ans plus jeune que lui, Baith. Il a tout plaqué pour l'épouser. Ça a dû faire toute une histoire, j'imagine, parce que lui, je l'appelle "oncle", mais elle, je l'appelle "tawi" (cousine croisée), ce qui signifie qu'ils n'ont pas respecté les règles de la parenté. Du coup, c'est rigolo pour moi, parce que leurs enfants ne savent jamais si ils doivent m'appeler "tante" ou "cousine".
Baith, je l'aime beaucoup, aussi. Elle fait partie d'une famille de Mere Lava avec qui j'ai des liens affectifs forts. Sa sœur est la première à m'avoir hébergée là-bas, son petit frère est un de mes informateurs et amis.

Baith et Jimmy ont eu 6 enfants, tous très chouettes. Iels étaient petit·e·s quand je les ai rencontré·e·s, j'ai enregistré plusieurs d'entre elleux à Mere Lava et à Santo, en 2013 et 2015. C'était beau, de les retrouver l'été dernier, de voir comment iels étaient devenus ados et adultes, de rencontrer les enfants des deux plus grandes. De découvrir quelles chouettes personnes iels sont tou·te·s devenus. De rencontrer la petite dernière, que je n'avais vue qu'en photo.

C'est une famille importante pour moi. Je pense fort à eux, ce soir, avec tristesse, et un peu d'inquiétude.

Qong wia, Mou. Wiwia rangai miniko be nonga tuaniana. Nau ni ting tamtamlunga lai giniko.


Edit: J'ai essayé de chanter une des chansons écrites par Angkel Jimmy. J'en ai une version chantée par sa belle-mère, mais je n'ai pas l'autorisation de la diffuser, et ça m'embête. Je ne suis pas très très satisfaite de ma prononciation, ni de la qualité du son, mais: on entend quand même que la mélodie est jolie..

mardi 7 février 2023

Plaisir

Réamorcer le plaisir. Pour essayer de lutter contre la frustration, contre l'anxiété, contre la colère. S'obliger à faire des choses pour soi, des choix pour soi, et rien qu'à soi. En parallèle des stratégies pour reprendre contrôle sur le boulot dévorant, pour retrouver du doux avec les enfants, en parallèle de la thérapie, aussi, qui est pour moi, mais qui n'est pas que du plaisir.

Le plaisir, comme une grosse boîte posée au milieu de mes pensées, avec plein de tiroirs que j'ai un peu oubliés depuis longtemps, un peu grippés parfois, ou qui contiennent des trucs un peu risqués aussi, peut-être. J'ai tourné autour de la boîte pendant un moment. Un peu perplexe, un peu défiante, pas très courageuse.

Finalement, j'ai tiré sur différentes poignées. Pour voir ce qui acceptait de s'ouvrir.

Le dessin est la seule chose que j'ai réussi à faire pendant mon arrêt. Alors j'ai continué à dessiner, notamment sur la belle tablette graphique offerte par Nawimba. Et puis ma mère m'a acheté du matériel pendant les vacances de Noël. Elle me tirait du côté de la peinture, et je résistais, parce que, j'aime pas, j'ai besoin d'un contact plus tactile et direct avec le papier, un truc qui gratte et qui résiste sous les doigts, pas un truc qui glisse. Quelque chose que je peux maîtriser, corriger, contrôler. Au milieu du reste, elle m'a quand même offert deux pinceaux à réservoir et un bloc de papier "multi-techniques liquides". J'ai rouspété pour la forme, mais accepté. Et deux semaines plus tard, je suis tombée dans l'aquarelle. Je n'avais pas peint depuis... dix ans, peut-être? Et bon, oui, d'accord. Le plaisir dans les couleurs, et même, oui, dans l'obligation de lâcher un peu prise. L'impression de ne rien y comprendre au début, mais une espèce d'obsession, des fleurs qui s'impriment sous mes paupières le soir quand je les ferme. Alors j'essaye de peindre au moins un peu chaque week-end. Au moins chaque semaine.

La musique un peu, aussi, là aussi grâce à un cadeau de mes parents à Noël. Un beau kalimba. Le plaisir des notes cristallines. Le plaisir de retrouver des mélodies à l'oreille. De gratouiller tout doucement des séries de notes sans besoin d'aller forcément quelque part avec..

Un autre tiroir que j'ai rouvert il y a dix ou quinze jours est celui de la lecture. Depuis mes cinq ans, je n'avais jamais aussi peu lu qu'en 2022. J'ai arrêté en février, je crois, et à peu près plus rien lu jusqu'à ces derniers jours, sauf la première partie du roman qu'un ami était en train d'écrire, en fin d'année. Sans réussir à lire les parties suivantes. Bloquée, bloquée, bloquée. La fiction qui avait toujours été une des options pour m'évader de moi-même était devenu très angoissante. Une échappatoire de moins, à un moment où j'en aurais vraiment eu besoin.
Mais ça va mieux, alors: j'ai repris un livre, puis deux, puis trois. Et repris le roman de mon ami, aussi.

Un autre tiroir va s'ouvrir bientôt avec l'arrivée du printemps. L'avidité à regarder les fleurs, les oiseaux dans le jardin, les insectes dans l'herbe. Le soleil chaud dans le dos ou éblouissant dans les yeux. Ça a l'air con et mièvre, dit comme ça, mais ça me remet d'équerre chaque année. Les couleurs, la lumière. Les photos de ciel. Les doigts dans la terre.

Le tiroir suivant était fermé depuis 8 ans. Je planifie une mission de terrain. Si ma demande de financement est acceptée, je vais retrouver le Vanuatu cet été. Brièvement, mais... je retourne au Vanuatu. Les larmes aux yeux rien que d'y penser, alors même que ça ne me manquait pas consciemment. J'irai peut-être même à Maewo. "Pour aller retrouver ma source", comme disait Anne Sylvestre (oui, encore elle).

C'est pas si mal, en quelques semaines.